Dihya, de
Kateb Yacine
Publié dans KATEB Yacine, L'Œuvre en fragment, de
Jacqueline ARNAUD, cette pièce de théâtre de Kateb Yacine relate les tous
derniers instants de la lutte que mena Dihya face à la conquête arabe. Cet extrait est aussi intitulé sous le nom de "La femme sauvage".
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Entrent deux paysans.
PREMIER PAYSAN :
Le feu, toujours le feu!
SECOND PAYSAN :
Sang et poussière
Feu et flammes
Sur la terre libre d'Amazigh !
PREMIER PAYSAN :
Où irons-nous
Si toute la terre brûle ?
Entre Dihya. Elle s'adresse aux paysans.
DIHYA :
Les récoltes sont perdues
Mais nous pouvons tout perdre
II nous reste la terre.
A chacun de ses pas
Sur le sol des ancêtres
L'ennemi ne trouvera
Que le feu sous la cendre.
PREMIER PAYSAN (à part) :
La guerre n'est pas notre métier.
SECOND PAYSAN (même jeu) :
Nous ne sommes pas des soldats.
Nous avons pris les armes
Pour défendre la terre,
Non pour détruire notre pays.
PREMIER PAYSAN :
C'est le blé, c'est le pain qui brûle !
SECOND PAYSAN :
Le pain de nos enfants !
DIHYA :
Le pain, le pain amer,
Le pain amer de l'esclavage !
Ils voudraient, les envahisseurs
Vous le faire manger à genoux.
Et demain si vous acceptez
Ils vous le feront manger à plat ventre !
PREMIER PAYSAN :
Si les Arabes avaient raison ?
...
SECOND PAYSAN :
Ne sont-ils pas les hommes de Dieu ?
PREMIER PAYSAN :
Les Juifs et les Chrétiens
Ne croient-ils pas aussi
En un seul Dieu unique ?
DIHYA :
Toutes ces religions qui n’en sont qu'une
Servent des rois étrangers.
Ils veulent nous prendre notre pays.
Les meilleures terres ne leur suffisent pas.
Ils veulent aussi l’âme et l'esprit de notre peuple.
Pour mieux nous asservir, ils parlent d'un seul Dieu.
Mais chacun d'eux le revendique
Exclusivement pour lui et pour les siens.
Ce Dieu qu'on nous impose
De si loin par les armes
N’est que le voile de la conquête.
Le seul Dieu que nous connaissons,
On peut le voir et le toucher :
Je l’embrasse devant vous,
C’est la terre vivante,
La terre qui nous fait vivre,
La terre libre d'Amazigh !
Elle embrasse la terre, imitée par les paysans. Entrent deux cavaliers.
CHŒUR DES CAVALIERS :
II n'y a de dieu qu'Allah
Et Mohamed est son prophète !
DIHYA :
Ô peuple qui te dis libre,
Pourquoi opprimes-tu
Un autre peuple libre ?
PREMIER CAVALIER :
Tu l'entends ?
C'est cette femme
Qui soulève les tribus contre nous.
SECOND CAVALIER :
Dans ce pays les femmes sont belles.
PREMIER CAVALIER :
Comme les vierges du paradis...
SECOND CAVALIER :
Chez nous en Orient,
Une jolie berbère se vend
Plus de mille pièces d'or.
PREMIER CAVALIER :
Sidi Okba ramène 80 000 esclaves.
SECOND CAVALIER :
A nous les vierges du paradis !
PREMIER CAVALIER :
Ecoute ô Kahina !
DIHYA (à distance) :
Pourquoi donc ne nous appellent-ils
Jamais par notre nom ?
Mon nom est Dihya.
SECOND CAVALIER :
Ecoute ô Kahina !
PREMIER CAVALIER :
Pense à ton pays.
SECOND CAVALIER :
Pense à tes enfants.
PREMIER CAVALIER :
Rends-toi, il n'est que temps.
SECOND CAVALIER :
Ecoute, ô Kahina !...
…
CHOEUR DES CAVALIERS (invisibles) :
Il n'y a de dieu qu'Allah
Et Mohamed est son prophète !
DIHYA (aux paysans) :
Les Arabes m'appellent Kahina, la sorcière.
Ils savent que je vous parle, et que vous m'écoutez
…
Ils s'étonnent de vous voir dirigés par une femme.
C'est qu'ils sont des marchands d'esclaves.
Ils voilent leurs femmes pour mieux les vendre.
Pour eux, la plus belle fille n'est qu'une marchandise.
Il ne faut surtout pas qu’on la voit de trop près.
Ils l'enveloppent, la dissimulent comme un trésor volé.
Il ne faut surtout pas qu'elle parle, qu'on l'écoute.
Une femme libre les scandalise, pour eux je suis le diable.
Ils ne peuvent pas comprendre, aveuglés par leur religion.
PREMIER CAVALIER :
Pour la dernière fois,
Ecoute, ô Kahina, reine des berbères...
DIHYA (aux paysans) :
Ils m’appellent Kahina, ils nous appellent berbères,
Comme les Romains appelaient barbares nos ancêtres.
Barbares, berbères, c'est le même mot, toujours le même
Comme tous les envahisseurs, ils appellent barbares
Les peuples qu'ils oppriment, tout en prétendant les civiliser
Ils nous appellent barbares, pendant qu'ils pillent notre pays.
Aux cavaliers :
Les barbares sont les agresseurs.
Il n'y a pas de Kahina, pas de berbères ici.
C'est nous dans ce pays qui combattons la barbarie.
Adieu, marchands d'esclaves !
Je vous laisse l'histoire
Au cœur de mes enfants
Je vous laisse Amazigh
Au cœur de l'Algérie !
Charge de cavalerie. Elle est tuée au combat.
CHŒUR DE PAYSANS :
Ô Dihya, tu t'es sacrifiée !
Le cœur qui pleure,
Je voudrais le brûler.
La cause des ancêtres
Est toujours plus puissante.
La nuit tombe sur les traîtres.
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Mis en ligne par Menouar le 22 juillet 2006.
N.B. Vous pouvez reprendre une partie de cet article à
condition de mettre un lien vers notre site.
Nous vous remercions de votre
compréhension.
ARNAUD Jacqueline, Kateb Yacine, L’œuvre en
Fragments, Sindbad Actes Sud, Paris, 1999, pp. 427-431.
N° D’éditeur : 3432
Dépôt Légal : Septembre 1999
ISBN : 2-7427-2418-4 / F7 5890
433 pages.
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