Tadukli.free.fr - Copyright : menouar-t@hotmail.fr
L'ENJEU D'UNE LANGUE - Réflexions à propos des émeutes
en Kabylie
Proche d'Alger et toujours dans une tradition de lutte, la Kabylie représente une sorte de modèle réduit de l'Algérie. Elle constitue – comme pendant la guerre d'indépendance – un lieu de contestation exacerbée du pouvoir, malgré la présence de nombreux Kabyles dans les hautes sphères de l'Etat. Ce qui explique que cette région, très sensible aux contradictions, réagisse plus tôt que d'autres aux problèmes nationaux.
Cependant parler de région en Algérie, c'est soulever un tabou
puisque les régions sont fortement stigmatisées du fait qu'elles sont marquées
par une spécificité et, du coup, sont censées mettre en question l'unité
nationale. Ainsi, désigner une région déterminée, c'est la mettre à l'index car
elle est supposée refuser de s'intégrer et donc de se fondre dans un moule «
homogénéisant » où toute distinction est abolie. C'est pourquoi l'Etat-nation –
né de la lutte contre la colonisation – combat toute tendance à la spécificité,
d'autant qu'il a en mémoire la politique coloniale du ‘diviser pour régner’
pratiquée à l'endroit des minorités.
La Kabylie, comme région importante de l'Algérie par sa démographie
et par sa position géostratégique (entre Alger et Constantine), est entrée dans
l'histoire comme un Etat dans l'Etat d'autant que l'Etat-nation sous sa forme
moderne est récent. Comprendre les événements du mois d'avril 2001 consiste à
revisiter l'histoire de l'Algérie mais aussi les conditions d'émergence de
l'Etat-nation en France qui, comme on le sait, a servi de modèle aux colonisés
lorsqu'ils ont accédé à leur indépendance, en particulier en ce qui concerne la
question linguistique.
Avant de poursuivre, il est nécessaire de rapporter dans un premier temps les
raisons des émeutes du printemps dernier et dans un deuxième temps de montrer
les liens qui existent entre ces émeutes et d'autres événements historiques à la
fois semblables et différents qui ont marqué la Kabylie.
La révolte des jeunes : essai d’explication
II n'est pas simple de rendre intelligible la révolte des jeunes
kabyles si l'on ne saisit pas pleinement les différents jeux du pouvoir et sa
capacité à travestir la réalité. Peut-titre faut-il remonter à 1992 et aux
élections avortées qui ont permis cette situation qui profite aux extrémistes
des deux bords : le pouvoir militaire d'une part et, d'autre part, l'opposition
islamiste radicale créée, voire encouragée, par le pouvoir pour justifier sa
propre présence.
La Kabylie va entrer dans cet imbroglio dès lors qu'elle ne partage pas les options du pouvoir et qu'elle n'est pas favorable aux islamistes (dans la Kabylie profonde du moins).
Si elle a su garder cet équilibre instable, elle ne va pas tarder à attirer les foudres d'un des clans du pouvoir qui saura mettre le feu aux poudres le moment venu : ce sera le 18 avril 2001, c'est-à-dire la veille de la célébration de l'anniversaire du « Printemps berbère » 1.
Massinissa Guermah2, jeune lycéen, est abattu clans les locaux de la gendarmerie, à Béni Douala. La révolte kabyle est partie de cet événement malheureux avant de gagner l'ensemble de la région où règne l'insécurité et dont la jeunesse est livrée au chômage, à la précarité et aux exactions. Car malgré sa présence et son devoir de protéger le citoyen, la gendarmerie s'est dotée de pouvoirs considérables et entend faire régner l'ordre à sa manière. Agressive, arrogante et sans scrupule, elle pratique l'intimidation et le racket3. Ainsi toute une jeunesse se retrouve abusée, sans emploi, sans droits, sans aucun débouché sur l'avenir et, de surcroît, sommée de se taire dans un pays terrorisé doublement par les islamistes et par un État rentier maintenu par la force de son armée.
La jeunesse kabyle à l'instar de toute la jeunesse algérienne souffre de cette situation où elle se retrouve dépossédée de tout et bientôt de la vie. Sur cette toile de fond commune et généralisée, il y a une revendication spécifique à la Kabylie, revendication qui n'a jamais été prise en compte par le pouvoir. II s'agit de la langue et de la culture berbères déniées par le pouvoir depuis l'indépendance.
Enracinées culturellement, ces émeutes s'apparentent davantage aux événements d'octobre 1988 qui avaient embrasé les jeunes d'Algérie qu'à ceux de 1980, période ou il n'y avait ni guerre civile ni misère. En vingt ans, la Kabylie, en perdant ses paysans, s'est prolétarisée. Bien qu'affaiblie par la guerre civile et les luttes de clans au sommet, cette partie de l'Algérie entend se défendre contre l'arbitraire du pouvoir central. D’où ce rejet des « militaires » bizarrement présents la où on ne les attend pas, alors qu'ils ont brillé par leur absence lors des massacres de villages entiers (Ben Talha, Béni Messous, etc.).
Les jeunes aujourd'hui veulent en finir avec le système. Convaincus de la responsabilité du pouvoir dans la tragédie, ils l'accusent d'assassiner de nombreux civils. Ils reprochent au RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) son ralliement public au gouvernement Bouteflika, lui-même ouvertement hostile à la reconnaissance de leur langue (tamazight)4. L'opposition radicale, le FFS (Front des forces socialistes), ne trouve pas non plus grâce à leurs yeux. Reste la lutte à mains nues avec les forces de l'ordre.
Ainsi, l'exigence de la dignité humaine (droit au travail, au logement, à la justice, etc.) est indissociable de la revendication proprement identitaire. Mais pour le pouvoir, de telles aspirations sont plus dangereuses que les méfaits des intégristes. L'action de ces jeunes souligne et révèle des problèmes sociaux face auxquels l'Etat est impuissant. Pour cette raison, l'action des jeunes de Kabylie peut gagner le reste de la Nation. Si ces luttes débouchaient sur un véritable mouvement de masse, elles pourraient renverser le régime. C’est pourquoi, ce dernier tente de cantonner la contestation au « réduit » kabyle5.
Cette vieille pratique adaptée à une conjoncture nouvelle coûtera cher au pays. Tendant à convertir les problèmes sociaux et culturels en revendication ethnique, le pouvoir qui espère bénéficier de l’appui du reste de la population, n’aura plus que la force pour réprimer ce foyer de contestation6.
Cette politique attisera la haine en opposant civils et militaires, berbérophones et arabophones, laïcs et religieux. D’où ces émeutes qui ont éclairé l'opinion sur la situation des droits du citoyen en Algérie. Comme si l’éradication de l’intégrisme criminel concernait non plus des criminels intégristes mais des civils attachés aux valeurs de la démocratie, alors que les véritables auteurs de crimes, les « repentis », circulent en toute liberté. Tout laisse à penser qu'il y a eu « provocations programmées », comme l'affirme le quotidien El Watan7. Le pire est donc à craindre et l'assassinat de Massinissa (le 18 avril) ne fait que marquer les débuts d'une histoire menaçante. Sa mort et celle de beaucoup d'autres montrent la profondeur d'une fracture sociale et politique qui sépare le pouvoir d'une population livrée à elle-même.
Origines de la crise
La crise que traverse actuellement l'Algérie n'est pas comparable aux
précédentes en ce qu'elle diffère par la nature même de son opposition, bien que
les modes de domination du pouvoir soient les mêmes, c'est-à-dire un pouvoir qui
s'est imposé par la force au lendemain de l'indépendance8. La lutte
entre le pouvoir militaire et le pouvoir politique a commencé en réalité depuis
la guerre d'Algérie avec Abane Ramdane9, qui a été liquidé parce
qu’il œuvrait pour la prééminence du politique sur le militaire. Bien que
différente dans sa forme, la crise actuelle est tout de même une image grossie
de la politique algérienne. Le pouvoir (et les islamistes) a montré son vrai
visage, c'est-à-dire que la réaction n'est pas celle d'un Etat national avec sa
population mais d'un Etat « colonial » avec les « indigènes ». Tout porte à
croire que le pouvoir actuel s'est inspiré du modèle de 1'Etat-nation français
avec les populations colonisées. Du coup, cela permet d'analyser les conditions
d'émergence de I 'Etat-nation qui est né en réaction contre le colonisateur et
non pas comme en France d'une lutte révolutionnaire du peuple français.
Autrement dit, le peuple algérien n'a pas encore mis en question ses propres
structures politiques, sociales, religieuses, tant elles méritent d'être
reformées en profondeur. Ainsi, aussi bien les acteurs sociaux que les acteurs
politiques, tout le monde joue sur une ambiguïté, celle qui consiste à faire
montre d'un certain progrès tout en maintenant des formes de domination très
archaïques. Que ce soit le peuple ou le pouvoir, on part du fait qu'il n'y a que
le rapport de force qui permet de progresser, chaque groupe croyant détenir la
légitimité pour accéder au pouvoir. Ce dernier se fonde sur son armée et sur la
révolution qu'il s'est appropriée, et les islamistes sur le caractère sacré de
la religion.
Cette crise au niveau politique a des incidences au plan culturel. La langue de l'Etat étant la langue arabe langue écrite, savante, mais aussi langue de l'islam, elle a une dimension sacrée qu'il est difficile de mettre en question. Cependant le choix de l'imposition de la langue arabe n'est pas conforme à la réalité du peuple algérien qui ignore cette langue10. Les langues pratiquées sont l'arabe parle et le berbère. Le français introduit par la colonisation était la langue privilégiée de l’administration et de la culture jusqu'a une époque très récente. Aujourd'hui encore, il reste la langue de l'élite, des échanges internationaux et d'une production littéraire importante.
L'imposition de l'arabe et du français obéit à des stratégies culturelles bien connues en Afrique du Nord car les langues pratiquées dans cette région du monde ont été des langues de l'occupant. Depuis l'Antiquité, le même processus de domination linguistique se poursuit. Les langues autochtones ont été mises à l’écart au profit de la langue du dominant. II en a été ainsi à tous les moments de l'histoire (Carthaginois, latin, arabe, turc, français). La langue arabe est restée vivante en raison de l'islamisation des Berbères. L'arabisation de l'Afrique du Nord va donc de pair avec son islamisation. Cette dernière a inauguré le processus d'arabisation du Maghreb. Seules les poches de résistance ont échappé à ce processus en raison d’une position géostratégique (montagnes, déserts) et de la force du dominant. Car si le projet initial des premiers musulmans à été de convertir les populations berbères a l'islam, il n'en sera pas de même par la suite. On assiste à une arabisation – corollaire de l'islamisation – certes, mais aussi à des problèmes de succession et donc de pouvoir11.
Légitimité politique et identité
Peut-être faut-il revenir à la succession du Prophète pour
comprendre le lien entre politique et identité. Comme on le sait, cette dernière
n'a pas été sans problème. Le règne des Omeyyades a soulevé des questions qui à
ce jour deviennent insolubles. Car très tôt s'est affirmée la dimension
universelle et universaliste de l'islam : islam arabe ou islam non arabe. Les
Omeyyades, tribu puissante, ont impose l'arabe comme langue et comme ethnie dont
les membres étaient tout désignés à la prise du pouvoir12.
La question des Arabes et des arabisés – en réalité du centre et de la périphérie, de la plèbe et de l’aristocratie – s'est posée au monde musulman des la disparition du Prophète comme le rappelle Charles Rizk. « La victoire des Omeyyades fut donc non seulement celle de la caste patricienne et aristocratique de La Mecque sur le groupe plébéien des premiers compagnons, elle fut aussi celle de l’ethnie arabe sur le cosmopolitisme latent dans la conception alide13 de l'islam. Aujourd'hui encore, pour certains nationalistes arabes, le chiisme est, dans une large mesure, synonymes de "chuubiyya" c'est-à-dire de cosmopolitisme et d'internationalisme, par opposition à la "qawmiyya", c'est-à-dire au nationalisme arabe qui refuse de se dissoudre dans 1’internationalisme et l'œcuménisme musulman.» 14
Ce qu'on appelle d'un côté les Kharidjites et de l'autre les Chiites ne sont rien d'autres qu'une contestation du pouvoir détenu par les Omeyyades sunnites15. C'est précisément au sein du chiisme comme mouvement s'inscrivant dans un islam universel mais se voulant populaire et non arabe, qu'il faut inscrire la dynamique kabyle. Ce qu'on appelle aujourd'hui la crise identitaire n'est rien d'autre que le bis repetita de mouvements antérieurs au sein desquels ces populations ont essayé de trouver leur place. Il faut comprendre que l'ethnisme des non-arabes n'est que la réponse à l'ethnisme pratiqué par les tribus arabes dominantes des l'époque du Prophète. La généalogie a joué un rôle important pour accéder à une position dominante dans le champ politique et social. Ainsi comprendra-t-on les raisons pour lesquelles les Persans et les Turcs, tout en embrassant l'islam, ont tenu à conserver leur propre culture16. Les Berbères se sont islamisés certes mais, arabisés seulement en surface, ils ont essayés de préserver leur langue ; toutefois l'érosion a été plus forte que les moyens de conservation par le seul biais de la tradition orale.
C'est dans ces différents éléments historiques et culturels qu'il faut replacer l'histoire actuelle des régions car ces dernières n’ont pas émerge par génération spontanée : elles ont poussé sur un tuf culturel qu'il faut prendre en compte si l’on veut réellement connaître un pays. L'erreur est que l'histoire du Maghreb actuel s'enseigne toujours à partir du centre et fait en sorte que l'histoire de ce qu'il est convenu d'appeler les régions (qui étaient perçues autrement à leur époque) entre coûte que coûte dans un schéma globalisant selon les convenances de la politique du moment. C'est dans cette perspective qu'il n'y a jamais eu d'histoire de la Kabylie hormis pendant la colonisation17.
On assiste donc a un gommage systématique des événements caractérisant cette région et des acteurs qui y ont joué un rôle important, dont on va précisément arabiser le nom pour le dissoudre dans la masse.
Ainsi en est-il d’El Mokrani (Aït Mokrane à l'origine), de Cheikh El Haddad (Aheddad en berbère). Il en est de même des militants de la guerre d'Algérie dont on taira les origines pour masquer la spécificité et amoindrir la participation de la région a la guerre (Didouche, Mourad, Ben M'Hidi), sauf pour ceux dont le nom est en soi une marque identitaire significative18. Sans doute faut-il rappeler l'apport de cette région à l'islam à une époque lointaine à savoir la période fatimide ismaélienne (Xe siècle)19. Si le leader Obeïd Allah est d'origine orientale, la masse est d'abord kabyle avant de s'étendre à l'Orient. Ce mouvement, parti de Kabylie (Ikjan), est né précisément pour lutter contre les modes de succession au pouvoir. Ses adeptes se sont inscrits dans la filiation du Prophète par sa fille Fatima, ce qui allait à l’encontre des positions omeyyades et aussi des Alides20.
Il en est ainsi du chiisme présent en Afrique du Nord avec les Almohades (1130-1258)21 et du kharidjisme22 dominant aux Xe et XIe siècles, actuellement réduit à sa plus simple expression. Si de tels événements historiques ont été oublies malgré leur importance c'est parce qu'ils ne se situaient pas dans l'orthodoxie islamique et parce que la dimension identitaire des peuples était à l'ordre du jour. Le kharidjisme comme le chiisme ont tenu compte des langues locales (cf. les Persans, les Mozabites, etc.)
Il va de soi que la langue n'a pas été jusque-là la préoccupation de ces mouvements contestataires si ce n'est de quelques auteurs très éclairés comme Ibn Khaldoum ou Jean Léon l'Africain qui ont compris la relation entre langue/identité et domination23. Ibn Hazm, le généalogiste andalou, a également souligné l’intérêt de la filiation arabe au niveau social et politique. Ce phénomène est assez largement connu pour ne pas être développé ici.
La contestation politique actuelle s'inscrit dans cette mémoire de lutte pour le maintien d’une identité. Il suffit de se reporter à la période ottomane (à partir du XVIe siècle) pour comprendre le rôle de la Kabylie qui constituait en soi un Etat dans 1'Etat. Tant les Turco-Ottomans que les Espagnols dans leurs visées n'ont rien pu faire sans l'appui des Kabyles qui pilotaient les stratégies des uns et des autres a partir de leurs montagnes24.
L’impôt n'était pas collecté partout en Kabylie. Retirés dans leurs montagnes, les Kabyles faisaient payer le droit de passage au pouvoir central, pratique qui a cessé seulement avec la colonisation française. D'ailleurs, l'Algérie n'a pu être occupée qu'après le franchissement des Portes de Fer par le duc d'Orléans en 183925. La Haute Kabylie ne sera soumise qu'en 1857, c'est-a-dire près de vingt-sept ans après la conquête d'Alger. En 1871, cette région fera bloc contre le colonisateur. C'est après cette insurrection d'El Mokrani et de Cheikh Aheddad que l'on va exproprier les Algériens et démanteler les réseaux confrériques26. II en sera de même durant le mouvement national et la guerre de libération dans lesquels les Kabyles ont beaucoup investi. Immigrés, scolarisés pour certains, ils comprendront très vite la nécessite de se libérer du joug colonial. De nombreux Kabyles rejoindront le FLN et la montagne kabyle, comme l'Aurès servira de lieu de résistance.
Ce jeu en période de crise suppose des relations équilibrées avec le pouvoir, une reconnaissance de l'autre. Le paradoxe c'est que, pendant la guerre d'Algérie, les régions ont été reconnues. Les dirigeants du FLN ont joué sur l’équilibre entre les régions tant l'organisation de la lutte était précisément régionalisée. Durant la guerre d'Algérie, on parlait alors de wilâyas, il y en avait quatre.
Cette vision régionale va disparaître au moment de l’indépendance où l'on voudra tout sacrifier à la Nation sans distinction et ainsi effacer l’apport des régions à la guerre sachant que le tribut payé n'a pas été partout le même. Ainsi la contestation du pouvoir tel qu'il a été pris d'assaut en 1962 par l’armée des frontières sera le fait de certaines wilâyas. Les plus acharnés contre le non-respect des règles démocratiques sont Boudiaf et Aït Ahmed. Mais c'est précisément Aït Ahmed qui marquera la Kabylie pour avoir osé mettre en question le pouvoir de Ben Bella. On interprétera à dessein cette attitude non pas comme une mise en question du pouvoir en place, confisqué de façon autoritaire, en bafouant les règles de la démocratie mais comme une tentative de séparatisme. Le fait que Aït Ahmed soit kabyle et qu'il ait organisé son maquis dans la montagne kabyle n'a pas favorisé sa lutte contre le pouvoir. Depuis, on peut dire que les Kabyles sont perçus comme des empêcheurs de tourner en rond et ils l'ont payé cher au niveau de leur culture et de leur identité qui ne pouvaient pas s'exprimer de façon ouverte.
Cette répression manifeste à regard de toute revendication identitaire sous Boumedienne en particulier, n'a pas manqué de constituer un véritable ferment pour la revendication linguistique et identitaire. Si l’identité de la Nation a constitué le noyau central de cette lutte, la langue a été son vecteur. C'est pour cette raison que les Kabyles, conscients de cette dimension, sont de ceux qui, en Algérie, ont affirmé sans ambages leur différence avec l'ethnisme de la Nation arabe affiché depuis les années 1930. Aujourd'hui encore, on essaie d'étouffer l'expression maghrébine au nom de la Nation arabe. Toute expression différente est vécue comme une trahison, comme pour culpabiliser les Maghrébins afin qu'ils occultent leur réalité culturelle au profit de la volonté des dirigeants.
« C’est au nom de l’arabisation qu'en réprime Tamazight, écrivait Kateb Yacine, et les ennemis de la langue de nos ancêtres prétendent que son enseignement nuirait à 1'unité nationale. Or l’unité nationale ne peut se faire que sur une base positive : elle doit se faire par l'enseignement du berbère non par son ignorance. Pour la langue arabe, au contraire, le pouvoir a les moyens de l’enseigner et même de l' imposer en priorité à la télévision sachant qu'il n'y a pas de Nation arabe ni de race arabe.
L’arabe n’est que la langue sacrée du Coran, dont les dirigeants se servent pour masquer au peuple sa propre identité. Il existe aussi comme Tamazight un arabe algérien que le peuple comprend, mais ces messieurs n'en veulent pas pour la bonne raison qu'ils veulent écarter les masses populaires du débat politique. Voilà pourquoi nos bulletins d'informations à la télévision et à la radio sont en arabe littéraire. Et voilà comment un gouvernement s'isole de lui-même en croyant isoler un peuple qui lui échappe.»27
Conclusion
Le peuple échappe au pouvoir en se réfugiant dans la langue. C'est
déjà en soi une prise de conscience importante, à la fois réellement et
symboliquement. Il s'agit de mettre à mal un pouvoir et de l'amener à
reconnaître la démocratie. Les minorités, les femmes, les hétérodoxes ne peuvent
trouver leur place que par ce biais. Le pouvoir a saisi cela et c'est pourquoi
il verrouille toute possibilité d'expression différente.
Il s'en prend aujourd'hui à la Kabylie pour créer un précédent afin que les autres régions ne suivent pas le mouvement qui, encore une fois, concerne l'ensemble du territoire algérien à l'exception de la langue. Le racket, l'injustice, le mépris (el hogra) et les agressions diverses sont hélas partagés par le plus grand nombre.
Aussi dans ce cas bien précis ne dirait-on pas plutôt que ce sont les Etats qui sont contre les régions? Le pouvoir algérien serait responsable de la dérive éventuelle qui pourrait découler de la situation en Kabylie. Un foyer de contestation largement entretenu par les autorités qui essaient de manipuler tout mouvement émanant de la masse ne sert pas la population mail le pouvoir. Car si, jusqu'à présent, on a accusé – à tort – les Kabyles de s'enfermer dans leur ethnie, aujourd'hui c'est le pouvoir lui-même qui est déçu de ne pas voir la dimension ethnique exprimée par les manifestants.
Dans la grande manifestation du 14 juin, ce sont les medias nationaux et des responsables mandatés qui volontairement ont créé des dissensions entre les deux « supposées » composantes du pays (arabe et kabyle) afin de fixer un point de non-retour qui profiterait au régime. Les attitudes racistes que l’on dénonce en d'autres cieux ont ici été largement admises.
Si la revendication linguistique est toujours importante, la Kabylie souffre comme l'ensemble du pays d’une carence de démocratie.
Tassadit Yacine est maître de conférences
à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales.
Mis en ligne par Menouar le
27 juillet 2006.
N.B. Vous pouvez reprendre une partie de cet article à
condition de mettre un lien vers notre site.
Nous vous remercions de votre
compréhension.
NOTES
1 Le « Printemps berbère » : le 20 avril 1980, le gouvernement
algérien interdit une conférence de l’écrivain kabyle Mouloud Mammeri qui devait
avoir lieu a l'Université de Tizi Ouzou. Il en résulte une émeute et une grève
générale qui durera plusieurs mois. L'armée réprime durement la révolte. Il y
aura des morts. Depuis 1980, l'événement est commémoré chaque année. Il s'agit
là de la plus grande révolte contre l'Etat depuis l’indépendance. Le lecteur
pourra trouver des informations complémentaires in Tassadit Yacine, « Symptôme
kabyle, mal algérien », Le Monde, 8 mai 2001 ; « Massinissa ou les débuts
de l'histoire : au-delà de la Kabylie », Le Monde des débats, n° 27,
juillet-août 2001.
2 Massinissa était un célèbre roi berbère auquel on prête la formule
: « L’Afrique aux Africains ».
3 Cf. Tassadit Yacine, « La jeunesse algérienne n’en peut plus de désespérance », Croissance, n° 449, juin 2001, p. 6-9.
4 Il s'agit de la période qui précède ces événements. Il y aura un changement dans l'attitude du président de la République après les émeutes de Kabylie, cf. « Algérie : Bouteflika tente de rétablir l'ordre en Kabylie », Le Monde, 28 mai 2001.
5 Cf. Tassadit Yacine. Tant que le pouvoir attisera la haine, Le Nouvel Observateur, du 10 au 16 mai 2001, n° 2228, p. 70.
6 Cf. Tassadit Yacine, « La juste révolte des Algériens », Libération, 27 juin 2001.
7 7 mai 2001.
8 Ouerdane Amar, La Question berbère en Algérie, 1949-1980, mémoire de maîtrise en sciences politiques, Université du Québec à Montréal, p. 286.
9 Membre du Comité de coordination et d'exécution issu du Front de Libération nationale Abane Ramdane était un des rares intellectuels à privilégier le politique sur le militaire.
10 Gilbert Grandguillaume, « Langue, identité et culture nationale au Maghreb », Peuples méditerranéens, 1979, n° 9, p. 3-27.
11 Cf. Charles Rizk, Entre l’islam et l'arabisme, Les Arabes jusqu’en 1945, Paris, Albin Michel, 1983.
12 Ibid.
13 Alides : descendants de Ali ibn ahi Talib et de sa femme Fatima, fille du prophète, à 1'origine de la formation des chiites.
14 Charles Rizk, op. cit., p. 41.
15 Ibid., p. 41-sq.
16 Ibid.
17 Ernest Carette (capitaine), Etudes sur la Kabylie proprement dite, Paris, Imprimerie nationale, 2 vol., p. 460 et 500 ; Emile Carrey, Récits de Kabylie, 1858, p. 327.
18 Colonel Amirouche, Ouamran, Mohand Ouelhadj, etc.
19 Cf. Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l'Orient au Moyen-âge, Casablanca, Afrique Orient, 1991, p. 131-133.
20 Ce sont les Fatimides qui vont fonder au Caire l’Université d'Al-Azhar. Des noms de tribus ayant participé à ce mouvement et demeurées berbérophones existent à ce jour en Algérie. Des prénoms sont donnés encore en hommage au chef fatimide en ignorant tout de lui. L'histoire des régions est effacée par commodité comme sont effacés aussi des pans de l'histoire non conformes à la ligne officielle.
21 Cf. Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l'Orient, op. cit., p. 277-sq.
22 Ibid., p. 48-50, voir également p. 101.
23 Ibn Khaldoum, Histoire des Berbères, Paris, Geuthner, 1969, 4 tomes, et Jean Léon l'Africain, Paris, Paulhan, 1956.
24 A. S. Boufila, Le Djurdjura à travers histoire, Organisation et indépendance des Zouaoua, Alger, J. Bringau, p. 407.
25 Orléans (duc d'), Campagnes d'Afrique, Paris, Calmann-Lévy, 1890, 3 tomes.
26 Cf. Louis Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871, Alger, Jourdan ; Colonel Robin, L’Insurrection de la Grande Kabylie en 1871, 1901, Paris, Charles Lavauzelle, p. 580.
27 Kateb Yacine in préface à Aït Menguellet de Tassadit Yacine, Ed. Awal/Bouchène, 1990
Cet article est extrait de l’ouvrage :
Henry Lelièvre dir., Les régions
en révolte contre les États ? Corse, Kabylie, Pays basque, Kurdistan, Flandres,
etc., Editions Complexes, Bruxelles, 2002.
ISBN : 2-87027-942-6